2075, quel futur pour l’aérospatial britannique ?

"50% de la valeur d’un Airbus 380 équipé de moteurs Rolls-Royce est produite au Royaume-Uni" (IMechE)

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Le Royaume-Uni est l’une des principales puissances aérospatiales au monde. Il suffit de se rappeler ses grandes réalisations dans ce domaine : le Spitfire qui a tenu tête aux chasseurs allemands et prévenu l’invasion du pays lors de la Bataille d’Angleterre, le turboréacteur inventé par Frank Whittle, le De Havilland Commet qui, en 1952, préfigura les jets modernes, enfin le Concorde franco-britannique, sans doute le plus bel avion du monde.

Mais à partir des années 1980, le secteur aérospatial britannique est devenu moins visible pour le grand public, sur une scène internationale accaparée par les deux rivaux Airbus et Boeing. Pourtant, il reste bien présent et compte pour 17% du marché mondial, avec un chiffre d’affaire de 29 Md£, ce qui le place parmi les trois premiers pays (après les Etats-Unis et la France). 100.000 emplois sont liés à ce secteur d’activité qui est l’un des tous premiers secteurs industriels britanniques, avec le secteur pharmaceutique. BAE et Rolls-Royce sont les deux porte-étendards d’une industrie qui dispose d’une réelle expertise dans la conception et la fabrication de composants à haute valeur ajoutée comme les voilures (ailes), trains d’atterrissage, avionique et réacteurs. Ainsi 50% de la valeur d’un Airbus 380 équipé de moteurs Rolls-Royce est produite au Royaume-Uni.

Face à l’émergence de l’industrie aérospatiale en Asie et en Amérique du Sud, le ciel est-il dégagé, à l’horizon 2075, pour l’aérospatial britannique ? C’est la question que s’est posée l’"Institution of Mechanical Engineers" (IMechE, Institution des ingénieurs mécaniciens), et à laquelle elle a apporté des éléments de réponse dans un rapport publié fin octobre dernier. Dans un premier temps, elle fait le point sur l’importance du secteur aérospatial britannique et établit des recommandations. Dans un second temps, IMechE se livre à un exercice de prospective en évaluant dans quelles directions pourrait s’orienter l’aéronautique au cours des prochaines décennies.

1. Aérospatial britannique : excellence en ingénierie, mais avenir fragile ?

1.1 Des atouts britanniques pour compter sur un marché de 2000 Md£ dans les prochaines décennies

On estime que dans les 20 prochaines années, les compagnies aériennes (surtout asiatiques afin de développer leurs réseaux domestiques) vont acheter plus de 25.000 appareils. C’est donc un marché de 3.000 Md$, source de nombreuses opportunités pour les industriels britanniques. Parallèlement à cette croissance du trafic aérien, les règlementations et normes environnementales (émissions de gaz à effet de serre - GES, bruit) vont se durcir alors que les compagnies seront demandeuses d’avions moins gourmands en carburant.

Avec BAE, Rolls-Royce, des universités de premier plan (Cambridge, Cranfield, Imperial College, Nottingham, Sheffield et Kingston notamment) et des ingénieurs très qualifiés, le Royaume-Uni dispose de réels atouts pour rester dans la course. Ces industries et laboratoires bénéficient d’une large reconnaissance pour leur très haute qualité en termes de recherche, développement et fabrication de produits innovants. Ainsi, les dépenses en R&D s’élèvent à 1,9 Md£ en 2010 (deuxième après le secteur pharmaceutique), majoritairement financées par les industriels (48%), la contribution du gouvernement n’étant que de 24%. BAE, Airbus et Rolls-Royce contribuent pour 65% des dépenses en R&D du secteur, soit 4% de l’ensemble des dépenses en recherche du pays. Le tissu des PME est également solidement établi, avec 55% du chiffre d’affaires du secteur réalisé par ces petites entreprises.

1.2 Des investissements publics en R&D qui s’érodent et le manque d’un centre national de recherche qui va se faire sentir

Cependant, les changements technologiques qui sont requis pour répondre aux attentes des compagnies en termes de réduction de la consommation et de la pollution, nécessitent des investissements toujours plus lourds en R&D. Ainsi, on estime que le Concorde a coûté 1,2 Md£ en développement, l’A380 autour de 10 Md£ et le 787 Dreamliner plus de 11 Md£. Chaque développement d’un nouvel avion est donc désormais synonyme de risque toujours plus élevé à prendre. Parce que le secteur aérospatial britannique a, jusqu’à maintenant, été capable de financer sa propre R&D, les mécanismes gouvernementaux de soutien (crédit d’impôt) sont limités et surtout sont en danger d’être réduits, dans la situation actuelle de contraintes sur les dépenses publiques.

Alors que les coûts de développement sont de plus en plus élevés, les industriels recherchent, avant tout, les pays les plus compétitifs capables d’offrir les meilleurs mécanismes de soutiens à la R&D et de partage des risques liés aux premières étapes de développement de projets coûteux, ce que le Royaume-Uni offre peu (à la différence de la France ou de l’Allemagne). Avec l’arrivée de nouveaux acteurs sur ce marché (Chine, Inde, Brésil), le risque est grand que les industriels de l’aéronautique quittent le Royaume-Uni. En 2004, un rapport commissionné par Farnborough Aerospace Consortium prévient qu’entre 30 et 50% des PME et fournisseurs aéronautiques britanniques pourraient fermer à cause de la concurrence des économies à bas-coûts. Le fait que les investissements publics en R&D au Royaume-Uni soient très bas depuis la récession de 2008, n’envoie donc pas un bon signal pour l’avenir du secteur aérospatial dans ce pays.

En 2003, le BIS avait établi une vision stratégique sur 20 ans, incluant la National Aerospace Technology Strategy (NATS, Stratégie nationale technologique pour l’aérospatial) qui proposait une série de feuilles de route dans des domaines clefs de recherche. Cependant, le financement de cette stratégie n’a pas été réellement suivie dans les faits, avec une possible réduction du financement de la R&D de 500 M£ d’ici 2015, alors que 1 Md£ est requis pour suivre la direction proposée par le NATS sur les cinq prochaines années.

L’absence d’un centre national de recherche peut également être un problème pour assurer la R&D sur le long terme alors que les changements technologiques nécessaires dans les prochaines décennies pour atteindre les nouveaux standards environnementaux et d’efficacité énergétique, seront importants, coûteux et risqués. En effet, il n’existe pas au Royaume-Uni de centre équivalent à l’ONERA (Office National d’Etudes et de Recherches Aérospatiales) en France ou au DLR (Deutsches Zentrum für Luft- und Raumfahrt, Centre aérospatial allemand) en Allemagne. Un centre national pourrait dessiner plus clairement les directions à suivre par la recherche, coordonner les différents laboratoires, et éviter la duplication de programmes de recherche.

1.3 Recommandations

A la lumière de ce constat, IMechE appelle les industriels et le gouvernement à définir une vision stratégique guidant l’investissement dans l’aérospatial britannique afin de bénéficier au mieux du potentiel de croissance de ce secteur et contribuer à la sortie de la crise économique. Si le gouvernement veut effectivement rééquilibrer l’économie britannique et freiner la désindustrialisation du pays, son soutien par des investissements en R&D, infrastructures ou encore en formation, est fondamental afin de rester compétitif face aux économies émergentes.

Il semble également crucial que le gouvernement établisse un centre national de recherche dédié à l’aérospatial. En effet, les efforts en R&D (programmes de grande échelle de validation des technologies) requis pour rester parmi les premiers sont désormais tels qu’ils deviennent hors de portée des laboratoires agissant séparément. Focaliser les efforts du pays dans un seul centre permettrait de disposer d’infrastructures de recherche de classe mondiale et de ne pas diluer inutilement ces investissements. Il est important que les politiques comprennent l’importance de mener une recherche fondamentale de long terme afin de rester dans la course et pouvoir se positionner en leader sur les technologies émergentes qui seront au coeur des avions de demain, comme le vol en formation, le pilotage automatique complet et les nouveaux designs d’avion nécessaires pour réduire les émissions de GES. En conséquence, l’IMechE prévient qu’il est critique que les investissements en R&D retrouvent très rapidement leur niveau d’avant récession.

2. Aperçu de l’aviation civile en 2075

Les ingénieurs de l’IMechE ont, dans un second temps, identifié quatre groupes de développements technologiques qui constituent le futur de l’aviation civile : subsonique, supersonique, hypersonique et le vol commercial en formation. Beaucoup des idées développées ne sont pas neuves, mais elles bénéficient désormais soit d’innovations technologiques, soit d’un environnement économique plus favorable. Les efforts en R&D se concentrent dans ces directions et elles ont ainsi le potentiel de devenir des alternatives commercialement viables pour les compagnies aériennes à l’horizon 2050-75

Si la plupart des exemples décrits dans le rapport sont américains, le Royaume-Uni dispose pour chacun d’entre eux des savoir-faire et de l’expertise nécessaires pour jouer un rôle clef dans leur développement, et pourrait, sous condition de faire les efforts nécessaires, garder sa place de pôle d’excellence de classe mondiale. Les technologies présentées pour chacun de ces groupes constituent donc le futur de l’aérospatial britannique.

2.1 Subsonique

La principale révolution technologique dans le segment du vol subsonique constituerait l’abandon du conceptm désormais vieux d’un siècle, de l’avion formé d’un fuselage tubulaire et d’ailes amplantées sur celui-ci, pour passer aux ailes volantes où fuselage et ailes ne font plus qu’un. Le fait de n’avoir qu’une unique surface portante augmente l’efficacité aérodynamique et donc réduit la consommation. Ce concept a été exploré dés les années 1960, mais les récents progrès en sciences des matériaux (composites en particulier) autorisent la conception d’avions de grande taille et commercialement viables. Boeing a développé un programme X-48B et travaille notamment avec Cranfield Aerospace, qui a testé en 2007 et 2010 des démonstrateurs. De son côté, la Commission européenne finance et coordonne avec Airbus le programme New Aircraft Concepts Research (NACRE) qui cherche à concevoir des composants d’avion génériques au lieu de se focaliser sur l’avion dans son ensemble, ceci afin de réduire les coûts de conception et de fabrication des familles d’avions. Enfin, la NASA travaille sur le projet N+3, les avions de 3ème génération, avec pour objectif de réduire la consommation de 70%, les émissions de GES de 75% et le bruit de 71 dB.

2.2 Supersonique

Apres l’échec commercial du Concorde, principalement causé par la consommation excessive en carburant de ses moteurs Olympus en plein choc pétrolier, la course à la vitesse a cédé le pas à la conception d’avions subsonique à (très) grande capacité (B747, B777, A330, A380). Mais il semble exister un renouveau d’intérêt pour les avions supersoniques, en particulier sur le créneau des avions d’affaire. Ceci est rendu possible par des avancées technologiques décisives qui permettent de réduire drastiquement la consommation de carburant ou encore de limiter les nuisances sonores. Ainsi Aerion développe un avion d’affaire pouvant voler à Mach 1,6 et dont les ailes sont composées de carbone recouvert d’un alliage de métal. Lockheed Martin travaille sur le projet Supersonic Green Machine, dont les ailes en V inversé réduisent très fortement le bang, ce qui ouvrirait les portes du vol supersonique au dessus des zones habitées. De son côté, HyperMach, une PME britannique, vise la commercialisation d’un jet d’affaire pouvant voler à Mach 3,8 d’ici 2021.

2.3 Hypersonique

Volant à des vitesses de plusieurs fois celle du son, et aux limites de l’atmosphère et de l’espace, les avions hypersoniques tiennent autant du véhicule spatial que de l’avion. Si leur utilisation commerciale n’est certainement pas pour demain, de tels avions font néanmoins l’objet de recherche, en particulier dans l’étude des moteurs scramjet (aucune partie mobile, la vitesse du flux d’air étant suffisante pour le comprimer). En 2006 a été testé un tel moteur conçu au Royaume-Uni par QinetiQ, le Hyshot III, qui a atteint Mach 7,6, soit près de 9.000 km/h.

2.4 Innovations opérationnelles, vol en formation

A l’image des oies qui volent en groupe, les avions croisant sur de longues distances pourraient se rassembler en formation échelonnée en V. En effet, dans cette configuration, un avion qui suit un autre bénéficie d’une réduction de la traînée et d’une meilleure portée, et peut donc, de cette façon, réduire sa consommation. En poussant cette idée encore plus loin, les avions pourraient s’arrimer les uns aux autres à l’aide de jonctions flexibles. Les technologies développées par l’industrie des drones, mais aussi celles de l’ATV jettent les bases du vol en formation. Le Royaume-Uni dispose de l’expertise d’EADS Astrium dans ce domaine. Un autre concept est à l’étude par l’Université de Cranfield, celui de stations services volantes qui permettraient aux avions de ne pas décoller avec les réservoirs pleins (ce qui est coûteux en énergie), mais de ne faire le plein qu’une fois atteinte leur altitude de croisière.

2.5 Positionnement du Royaume-Uni

Pour toutes ces technologies du futur, IMechE considère que le Royaume-Uni dispose de réels atouts pour jouer un rôle de premier plan, et souligne l’importance pour le secteur aérospatial britannique de bénéficier de l’accès au savoir faire d’autres secteurs industriels, comme les biotechnologies ou le numérique. Parmi ses atouts, les technologies d’impression 3D, pour lesquelles le Royaume-Uni est l’un des pays les plus avancés [1]. Ces technologies permettent de fabriquer des formes extrêmement complexes en utilisant des matériaux légers. De son côté, une petite entreprise innovante située près d’Oxford, Reaction Engines, développe le très prometteur Skylon, un engin propulsé par un moteur scramjet et qui pourrait atteindre l’orbite basse terrestre. Parmi ses autres atouts, le Royaume-Uni est l’un des principaux pays développant la technologie des avions sans pilote (drones) avec les USA, la France et Israël. Des scientifiques travaillent également sur des radars d’observation du sol (vents de surface notamment) depuis l’espace, qui pourraient jouer un rôle significatif dans la gestion intelligente du trafic aérien.

Conclusion

Cette étude de l’IMechE démontre que sous réserve d’un soutien adapté, le Royaume-Uni dispose du potentiel de pouvoir faire la course en tête pour certaines technologies clefs qui seront cruciales dans le développement des futures générations d’avions, et ainsi de conserver une part non négligeable du marché aérospatial mondial qui est évalué à trois trillons de dollars dans les deux prochaines années. Parmi les créneaux technologiques sur lesquels le pays pourrait se positionner en leader : les avions supersoniques d’affaire, les drones, la gestion intelligente du trafic aérien, ou encore les motorisations écologiques et économiques du futur (Rolls-Royce, scramjet).

Composante de sa stratégie de sortie de crise, le gouvernent britannique cherche à redynamiser le secteur industriel britannique à haute valeur ajoutée. L’aérospatial est l’un des derniers bastions industriels qui, non seulement se porte plutôt bien, mais dispose d’un réel potentiel de croissance. Cependant, ces paroles ne semblent pas être suivies d’actes : stagnation des dépenses publiques en R&D, manque de mécanismes de soutien adaptés, absence de centre national de recherche. Etant donné les très longs cycles de développements de technologies dans ce secteur, les décisions prises au cours des 20 prochaines années affecteront la compétitivité de long terme du pays jusqu’à l’horizon 2075.

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Notes

1. Voir article http://www.ambafrance-uk.org/Un-avion-imprime, 07/2011

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HyperMach est une PME innovante basée au Royaume-Uni qui développe le SonicStar, un jet supersonique d’affaire. Elle vise la production d’un prototype d’ici 2021, capable de transporter 20 passagers à Mach 3,8, ce qui placerait New York à 2h30 des pays du Golfe (l’un des premiers marchés visé). Selon l’entreprise, afin de rendre commercialement viable un tel avion, HyperMach utilisera toute une série de technologies innovantes qui permettront de supprimer le bang supersonique tout en minimisant la consommation de carburant. Les deux réacteurs hybrides (S-MAGJET) utiliseront des éléments de propulsion électromagnétiques et de supraconductivité qui permettront à chaque étage du compresseur de fonctionner indépendamment. Durant l’ensemble du vol, les réacteurs changeront ainsi en permanence la vitesse de rotation de chacune de ses composantes afin de s’adapter très finement aux variations de conditions de pression et vitesse. L’utilisation d’aimants signifie que les frottements mécaniques seront nuls. La seconde innovation consiste en des "technologies électromagnétiques de réduction de la traînée", l’avion volerait en fait dans une bulle de vide électromagnétique.


Sources :
- http://hypermach.com/the-science
- Flight International, 22-28 novembre 2011, page 18
- IMechE, 25 octobre, http://redirectix.bulletins-electroniques.com/EFsof
- IMechE, rapport, www.imeche.org/Aero-2075?WT.mc_id=HP_110633


Auteur : Olivier Gloaguen

publié le 26/01/2012

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